Bilan cinq ans, 2007-12

Le groupe de recherche PRATO (Pratiques, Travail, Organisation) existe depuis 1995. De structure souple, il est fondé sur un principe d’interdisciplinarité forte et aspire à élargir les méthodes et les horizons des recherches sur le travail en réunissant des historiens, des sociologues, des chercheurs en gestion – auxquels se sont progressivement adjoints des économistes et des anthropologues. PRATO s’incarne avant tout dans un séminaire de discussion approfondie des textes des membres ou invités ; sa fréquentation (10-20 personnes) est très internationale. Le principe n’est pas tant de parler depuis sa discipline que depuis le point de vue que chacun occupe dans sa discipline, apportant donc dans le groupe les controverses qui règnent dans les divers domaines concernés. Outre sa pratique réelle de l’interdisciplinarité, l’attraction de Prato est due au caractère souple et ouvert du réseau et à son style particulier de discussion : – le groupe est semi-ouvert au sens où quiconque peut le rejoindre en présentant sa recherche en quelques pages, ce qui protège la liberté de parole durant les séances puisque aucun inconnu n’y peut participer et qu’il n’y a aucun enjeu hiérarchique ; – le séminaire a pour règle respectée que chaque participant lise à l’avance le texte soumis ; – l’intervenant ouvre la séance non pas en présentant son texte mais, brièvement, les conditions de son écriture et la discussion dure dès lors environ deux heures et demi, en veillant à ce que tous les participants soient intervenus. De nombreux intervenants extérieurs ont demandé à rester après cette expérience. Outre ces séminaires mensuels (trois heures rituellement suivies d’un pot), s’ajoutent une ou deux journées d’études par an et un colloque tous les trois ou quatre ans.

Le groupe est un parfait exemple de ces « réseaux » qui, ancrés au CRH (en la personne d’Y. Cohen en l’occurrence), assurent son rayonnement au-delà de ses limites. Il bénéficie ainsi de la participation durable de collègues de Lille-1, Évry, Aix-Marseille, Nantes, Sophia-Antipolis, etc. Il s’inscrit également dans la vitalité de l’EHESS et de son offre pédagogique – le groupe est à l’origine d’un parcours de spécialisation transversal de Master : Travail, techniques, sociétés.

Les recherches de PRATO ont déjà abouti à plusieurs publications communes : un numéro des Cahiers du CRH en 2000 (« Organiser et s’organiser. Histoire, sociologie, gestion », coordonné par Yves Cohen) ; un numéro de Sociétés contemporaines, n° 54, en 2004 (« Les classifications en pratiques », coordonné par Cédric Lomba et Jean-Philippe Mazaud) et la publication d’Observer le travail. Histoire, ethnographie, approches combinées, Paris, La Découverte, 2008, 351 pp., sous la direction d’Anne-Marie Arborio, Yves Cohen, Pierre Fournier, Nicolas Hatzfeld, Cédric Lomba et Séverin Muller. Avec le colloque dont il est issu (mai 2008), la publication de cet ouvrage et la journée à laquelle elle a donné lieu organisée à l’EHESS avec le CSU le 17 décembre 2008, Prato joue un rôle décisif dans le développement légitimé d’une pratique de recherche qui combine l’usage des archives et l’observation ethnographique tout autant de la part de sociologues que d’historiens. Le livre est désormais devenu une référence essentielle dans ce champ de recherche.

Plusieurs membres de Prato ont initié l’ouvrage d’ASPLAN (Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette), On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Ed. La Découverte, Coll. Cahiers Libres, 2011.

Prato est à l’origine du contrat ANR-jeunes chercheurs, septembre 2005 à septembre 2009, « L’Industrie Pharmaceutique Sous Observations » (IPSO), coordonné par Pierre Fournier, Cédric Lomba, Séverin Muller, tous de Prato, avec parmi les autres participants membres de Prato Anne-Marie Arborio (Lest), Isabelle Feroni (Inserm), Jérôme Greffion (IEA89 Université Paris XII), Séverin Muller (Lille 1).

Depuis trois ans, plusieurs membres de Prato ont lancé une recherche d’ethnographie comparée à propos des pratiques d’organisation sur le long terme des classes populaires dans des territoires qui ont connu une désindustrialisation massive en France (Roubaix), en Espagne (Coslada) et en Argentine (La Matanza). Les membres de Prato qui y participent appartiennent au laboratoire Clersé de Lille 1 (Anne Bory, Séverin Muller, José Calderon, Valérie Cohen, Blandine Mortain, Juliette Verdière et Cécile Vignal). L’équipe est trinationale, argentine, espagnole et française. La collaboration pratique consiste à inviter les chercheurs des autres pays sur son propre terrain de recherche.

Prato est entièrement à l’origine du parcours transversal de spécialisation du Master Sciences Sociales de l’EHESS : Travail, techniques, sociétés (TTS). Les responsables en sont Sophie Pochic, Bénédicte Zimmermann et Yves Cohen. Ce parcours a pour unique caractéristique dans l’Ecole d’être constitutivement interdisciplinaire puisqu’il dépend officiellement des deux mentions : Histoire et Sociologie. Il est accessible au 3e clic sur le site (Accueil>Enseignement>Parcours transversaux>TTS). Tous les enseignements créés ad hoc pour le parcours l’ont été par des membres de Prato et ils fonctionnent très bien depuis le début. Son enseignement obligatoire est l’atelier d’initiation simultanée à l’archive et à l’ethnographie: Enquêtes de terrain et archives sur le travail et les organisations (Cédric Lomba et Nicolas Hatzfeld). Il n’a pas moins de 15 participants réguliers ; ceux de Sophie Pochic (Histoire et sociologie du travail) et de Ferruccio Ricciardi et Yves Cohen (Histoire et technique des organisations et du gouvernement) en ont régulièrement 10. Voir la présentation à http://www.ehess.fr/fr/enseignement/parcours/tts/. On peut dire aussi que le séminaire de Prato est lui-même une opération de formation de haut niveau à la recherche puisqu’il est fréquenté par de plus en plus de doctorants en histoire et en sociologie qui en apprécient particulièrement l’expérience de la discussion scientifique transdisciplinaire.

Composition et animation

Une soixante de membres sont actuellement actifs, l’activité étant définie par la participation à une ou plusieurs séances du séminaire dans les deux années. Ils appartiennent à de très nombreuses institutions parisiennes et des régions. Malheureusement, le groupe n’accueille plus de chercheurs en gestion depuis 2008 et est composé désormais essentiellement d’historiens et de sociologues. Un des traits principaux de son effectif est la participation de plus en plus dynamique de doctorants qui viennent à la fois éprouver leurs travaux et s’exercer à la critique scientifique. Le groupe n’accueille de mastérants que si leur recherche est déjà affirmée, en particulier avec une fréquentation déjà réelle des archives et/ou du terrain d’observation. Le noyau principal de ses membres est formé de jeunes chercheurs post-doctorants, maîtres de conférences et chargés. Prato est le lieu qu’ont choisi quelques-uns de ces chercheurs comme cadre de recherche et de discussion scientifique clairement centré, plutôt que tout autre parfois plus institutionnalisé. Quelques seniors y figurent encore, dont Yves Cohen, le seul membre fondateur (1995) à y demeurer et aussi le seul membre appartenant au CRH. Le CRH est donc jusqu’à présent le seul organisme de rattachement de ce groupe, tous les autres membres ayant un rattachement principal ailleurs et Prato en est un « programme de recherche concertée » (ces membres rapportent à leur centre respectif).

Après la formation de la première équipe d’animation qui rassemblait Yves Cohen, Pierre Fournier (MC Aix-Marseille, laboratoire Lames) et Cédric Lomba (chargé de recherches au CSU), ces deux derniers étant sociologues, Prato est animé en 2007, première année concernée par ce bilan, par Yves Cohen, Séverin Muller (MC Lille 1, laboratoire Clersé, sociologue) et Dilip Subramanian (doctorant puis post-doctorant au CRH) puis, à partir de fin 2008, par Anne Bory (MC Lille 1, laboratoire Clersé, sociologue), Yves Cohen, Nicolas Hatzfeld (MC puis professeur à Evry, laboratoire Lhest, historien et ethnographe) et Séverin Muller. En 2012, Cédric Lomba (chargé de recherche au CSU) a remplacé ce dernier. La caractéristique constante de cette animation est la même que celle du groupe, son interdisciplinarité insistante.

Activité

Ce groupe de recherche du Centre de recherches historiques explore les pratiques de travail, d’entreprise et de gestion.

Au cours de ces cinq années, les thématiques intéressant Prato se sont succédé. Celle qui avait été lancée en 2005 sur les recherches combinant enquête historique et ethnographie s’est achevée en 2008 avec la publication d’Observer le travail et la journée d’études qui l’a suivie en décembre.

Parallèlement, un volet a été institué dans Prato de façon volontariste sur les recherches internationales et transnationales. De nombreux travaux présentant des recherches sur des terrains éloignés (comme plusieurs sur l’Inde, historique, anthropologique et sociologique) ont été présentés en même temps que des études transnationales et comparatives (comme une enquête ethnographique – unique en son genre – sur le même atelier d’usines de la même marque d’automobiles en France, au Brésil et en Argentine). L’intérêt de cette série « transnationale » n’est pas en effet seulement de présenter des « cas » éloignés de la France. Nous aimerions montrer également la fécondité de recherches qui pratiquent le transnational et le pluri-localisé (en suivant, au passé et/ou au présent, des circulations, des implantations, des « transferts » de technologie, par exemple, non sans s’interroger sur ces notions, leur genèse et leurs usages).

Un nouveau thème portant sur le travail invisible, déconsidéré, inattendu et sur le rapport entre le travail et les formes d’engagement qui s’y déploient s’est progressivement imposé et nous occupe maintenant depuis trois ans. Il s’agit de jeter un regard décentré sur les problématiques du travail. Le groupe s’est intéressé au travail décalé, effectué dans des secteurs d’activité considérés comme périphériques ou de « seconde zone » ou difficilement reconnu comme travail à part entière par certains acteurs : visiteurs médicaux de l’industrie pharmaceutique, migrants tunisiens en région parisienne, travailleurs migrants marocains, saisonniers dans l’agriculture dans le sud de la France et de l’Espagne, travail des prisonniers dans les ateliers des maisons d’arrêt et centrales, personnes s’activant à l’entretien des jardins municipaux à New York, secteurs d’emploi fragile comme la restauration rapide et le nettoyage et la cuisine dans des grands hôtels, travailleurs employés par des entreprises de sous-traitance du métro de Buenos Aires, sportifs de haut niveau, histoire des relations tissées au cours des années 1970 entre des médecins du travail engagés et des ouvriers de l’entreprise Pennaroya lors de mobilisations contre les méfaits du plomb, etc., etc.

En correspondance, dès 2007, nombre des travaux du séminaire ont porté sur les formes nouvelles du syndicalisme et les formes non classiques de militantisme et leurs racines dans l’histoire des xixe et xxe siècles. Dans ce cadre, l’étude de l’insertion des trajectoires individuelles d’engagement dans les collectifs s’imposait aussi.

De la sorte Prato a commencé à réexaminer des thèmes classiques de la sociologie et de l’histoire tels que l’apprentissage, la résistance au travail, la notion de conscience collective, le conflit politique entre le corps et la mécanique dans les savoir-faire techniques, etc., à partir d’objets ou de milieux décentrés. Le renouvellement des recherches centrées sur les pratiques s’effectue manifestement par l’analyse de tels objets décalés par rapport aux problématiques classiques. De la sorte, davantage que les années précédentes, la pluridisciplinarité des contributions tant d’historiens que de sociologues et particulièrement d’ethnologues a été féconde pour réfléchir aux acceptions non partagées (ethnographie par exemple) et aux manières diversifiées de pratiquer les terrains (au sens large, actuels et historiques). Dans ce cadre, nous avons initié une réflexion sur les pratiques syndicales toujours avec une volonté à la fois de décentrement par rapport aux études sur des cas uniquement français, et de dialogue interdisciplinaire. La sous-représentation des femmes dans les postes à responsabilité au sein des syndicats représente un enjeu de démocratie pour les organisations. Les étapes de la carrière de syndicalistes dans les différents pays montrent que les normes sont construites au « masculin neutre ». La description de trajectoires militantes et de pratiques de mobilisation souligne la diversité des structures syndicales dans un pays où le droit du travail est en constitution et où la régulation étatique est faible. Cette présentation a fait écho à celle du collectif de chercheurs « Asplan » (Pierre Barron, doctorant à l’université de Nantes, Anne Bory, post-doctorante à l’université de Paris 1, Sébastien Chauvin enseignant-chercheur à l’université d’Amsterdam, Ndèye Amy Fall, étudiante à l’université de l’université Paris 8-Saint-Denis, Nicolas Jounin, maître de conférences à l’université Paris 8-Saint-Denis, et Lucie Tourette, journaliste) qui a réalisé une enquête sur les travailleurs sans papiers et le mouvement récent en faveur de leur régulation. Dans le cadre des études internationales de Prato, nous avons discuté d’une communication sur les piqueteros argentins.

Dans le cadre d’un Prato lui-même transnational, une de ses membres, Isabel Georges chercheuse à l’IRD qui est installée au Brésil, a participé activement à l’organisation d’un colloque franco-brésilien à l’université de Campinas sur « L’économie solidaire et les nouvelles configurations du travail » (26-27 août 2009, http://www.fcc.org.br/seminario/ecosol/seminarios.html).

L’objectif consiste à publier un livre collectif avec les communications les plus innovantes.

Cette année 2011-2012, un nouveau thème s’est ajouté en biseau en même temps que se poursuivait l’ancien sur le travail et les luttes non conventionnels (et donc sur les limites des notions de « travail » et de « lutte »). Il s’agit de mener un échange sur les contours actuels et historiques de la notion d’« ouvrier », conçu comme un élément d’une histoire des catégories sociales dans une optique comparative et circulatoire internationale. Ce thème a donné lieu à une série de communications qui seront poursuivies les années qui viennent.

Enfin, nous avons engagé une nouvelle modalité qui consiste à travailler de manière internationale et de présenter les travaux de ces recherches alternativement à l’étranger et en France. Ce fut le cas l’an dernier et cette année avec les présentations des correspondants argentins de Prato sur les transformations des mobilisations collectives des ouvriers et des travailleurs pauvres et des sans-emplois en Argentine (travail et politique en Argentine : la potentialité de l’action collective sur le lieu de travail ; revitalisation du syndicalisme argentin par la base).