2000-01 L’entreprise et l’organisation : histoires, acteurs et pratiques de travail au regard de plusieurs disciplines (EOHAP)

Ce séminaire collectif mensuel a exploré diverses facettes des pratiques industrielles au XXe siècle. Il s’était donné pour objectif cette année de tenter de rester au plus près des pratiques de travail des hommes et des femmes, quel que soit le niveau hiérarchique concerné. Nous sommes une nouvelle fois parvenus à maintenir d’un côté un brouillage des frontières des disciplines représentées (histoire, sociologie, recherche en gestion et anthropologie) et de l’autre côté une discussion ouverte entre nos démarches, très diverses et toutes possibles, si elles ne sont pas forcément compatibles.

A partir de textes issus des travaux en cours ou publiés des participants, nous avons évoqué des activités aussi différentes que celles des concepteurs de chaînes de montage, des comptables, des gestionnaires dans leur rapport au mouvement social, des chefs et des ouvriers aux prises avec les formes du commandement d’atelier, des producteurs de la notion de culture d’entreprise, des employés chargés de l’orientation dans les gares. L’accent s’est porté sur les méthodes utilisées dans chaque cas, leur originalité dans leur contexte disciplinaire et l’apport éventuel qu’elles pourraient constituer dans les disciplines voisines. Ainsi les plans d’usines qui sont les sources des historiens sont aussi des produits de pratiques de conception où se mêlent les intérêts et les savoirs des entrepreneurs, des ingénieurs, des techniciens du produit et de ceux de la production, des spécialistes de l’espace (travaux d’Alain Michel). On a pu montrer aussi, d’une manière comparable, combien les pratiques gestionnaires devaient faire l’objet d’une étude sociale : dans leur visée, elles cherchent le contrôle des pratiques des autres et, pour la valorisation de leur efficacité, elles dépendent précisément de leur capacité d’encadrer ces activités, d’y créer et d’y saisir des régularités pratiques transformables en régularités comptables (travaux d’Yves Cohen). Les historiens peuvent se laisser interroger par les savoir-faire des chercheurs en gestion en matière d’analyse de l’action (personnelle, collective ou négociatrice), dont précisément ils s’emploient à faire l’histoire. Réciproquement, les chercheurs en gestion sont intéressés à des conceptions différentes de l’action collective portées par les historiens, qui supposent par exemple d’intégrer l’histoire des mouvements sociaux au sein d’une histoire sociale de la gestion. La comptabilité s’est révélée cette année un bon champ pour une réflexion sur ces dimensions : la surveillance de la rentabilité des capitaux ne convoque pas forcément des outils compatibles avec le pilotage de la production, mais ce constat n’a jamais été ni immédiat ni évident pour les acteurs et sa formation relève elle-même d’un long processus historique (travaux de Ferruccio Ricciardi). Il en est ainsi de la notion d’efficacité qui a des significations variées également selon les positions dans le jeu productif, et cette variété redéfinit en retour ce jeu et ses formes : si les instruments de gestion sont créés quand on veut légitimer des pratiques, ils sont reconformés par les pratiques qu’ils visent. Dans un autre registre, nous avons étudié comment les lieux de prescription sont susceptibles de se démultiplier : ils peuvent relever des espaces, justement, et des appareils qui les occupent, et aussi des collectifs qui s’autorégulent, et encore des délégués plus ou moins formels des personnes en charge de commander. De même, les objets sur lesquels s’appuie la prescription peuvent être démultipliés, la RTT en constituant aujourd’hui un aspect majeur (travaux de Cédric Lomba). Une séances a porté sur la culture d’entreprise, au sujet de laquelle la diversité des points de vue exposés a permis d’esquisser une histoire multiple où les sciences sociales sont fortement engagées surtout à partir des années 1980 (travaux d’Éric Godelier). Une des conclusions invite à distinguer clairement deux aspects dans nos propres recherches : d’un côté l’identification d’un discours sur la culture d’entreprise (en général au singulier et non au pluriel) tenu tout à la fois dans les sciences sociales et au sein des entreprises comme pièce du discours managérial et, de l’autre côté, la reconnaissance de nos propres conceptions plus ou moins spontanées d’une culture ou plutôt de cultures se développant dans les entreprises. Cette identification et cette reconnaissance peuvent tout à fait cohabiter si, justement, elles ne sont pas confondues. Enfin, nous avons étudié à partir de films tournés sur le terrain, une enquête sur le travail des employés d’orientation à la gare du Nord fondée sur la méthode du cours d’action, élaborée en ergonomie (travaux de Denis Bayart avec Jacques Theureau). Il s’agit de saisir ce cours d’action comme la capacité même pour l’acteur de verbaliser ses actes : la personne, interrogée par les chercheurs, commente et explicite ses actes filmés ; il se constitue de la sorte une unité pratique et intellectuelle désignée comme le cours d’action. Nous avons tenté de penser comment cette élaboration à plusieurs niveaux est susceptible de circuler d’une science sociale à l’autre.