2012-13 : Les références ouvrières

Cette année, le séminaire a continué à s’intéresser à la question des références ouvrières dans le monde du travail, tout en entamant une réflexion sur la question de l’étude des mondes du travail en crises, qui sera prolongée l’année prochaine.

Cette discussion a commencé autour des travaux de Mélanie Roussel, qui a présenté ses travaux doctoraux, effectués dans une perspective socio-historique sur une usine textile en Picardie, depuis les années 1930 jusqu’aux années 1980. L’alternance entre temps travaillé et temps chômé, l’emprise de l’entreprise sur les temps ouvriers et le territoire, et la succession de réorganisations et restructurations qu’a connues ce groupe industriel ont permis de poser les premiers jalons de notre réflexion collective.

Le compte-rendu de la revisite effectuée par Nicolas Hatzfeld au sein de l’usine Peugeot de Sochaux a également abordé la question du travail en temps de crise. Au-delà de la question la plus sensible de l’âge, celui qui pèse sur l’apprentissage et celui qui pèse sur la pensée, Nicolas nous montre l’immense atout que constitue le fait d’être un historien qui pratique au présent son terrain de façon raisonnée : à l’opposé d’une fixation dans une identité rassurante, l’insistance de la durée permet d’identifier profondément ce qui constitue le moment présent et, dès lors, le changement : ce sont les « ressentis pratiques » qui permettent de dater, dit-il. Ainsi peut-il percevoir ce point décisif que « les gens de Sochaux ne sont plus sûrs que leur site soit éternel », mais aussi saisir sur le vif une reprise profonde du rapport de la main-d’œuvre au dispositif de production, manifestée par l’embauche de moins d’intérimaires mais pendant plus longtemps, faisant ainsi de nouveau fond sur des savoir-faire de l’expérience. Avec les principaux traits de la réflexion de Prato, Nicolas Hatzfeld était parti, nous dit-il, sur le terrain tranquille.

La question du travail en temps de crise a également trouvé un écho dans les travaux de Marlène Benquet sur la grande distribution. L’objectif consiste à comprendre de façon sociologique « comment le travail est obtenu » en se plaçant du point de vue des cadres des relations humaines. En saisissant « les gens qui gouvernent », elle reconstitue les pensées à chaque niveau des hiérarchies visant à « obtenir le consentement ouvrier », à établir des compromis avec les individus, à conduire les efforts pour gérer au cas par cas, à désamorcer les conflits, à établir des arrangements et des compromis informels qui ne recourent pas à l’écrit, le tout pour constituer une atmosphère de travail favorable et considérée comme rencontrant l’assentiment de tous, dans un contexte de réorganisations permanentes et de concurrence acharnée. Ce type d’environnement organisationnel et concurrentiel est proche de celui étudié par Gabriele Pinna : son ethnographie du travail de réception dans l’hotellerie de luxe a ainsi permis au séminaire une incursion supplémentaire dans le monde des services, et a notamment permis de souligner comment se développe, se façonne, se rationalise la relation de service aux différents échelons de la hiérarchie hotelière, ces différents échelons étant occupés par des salariés aux profils (âge, statut, nationalité, ancienneté) extrêmement constratés.

Claire Lemercier s’intéresse à l’histoire de l’apprentissage au XIXe siècle, et met en question l’idée courante d’une crise de l’apprentissage, idée sans cesse renouvelée, en posant la question des effets de la révolution industrielle sur l’apprentissage. Le sujet est délicat, car une grande partie des contrats sont oraux, et ne laissent de traces qu’en cas de conflit. Elle examine la complexité des relations mises en cause : entre l’apprenti, ses parents, le maître d’apprentissage, le tuteur… De fait, la majorité des apprentissages finissent avant la fin des contrats. Ce qui donne à penser qu’il se joue souvent d’autres logiques que celle de la stricte formation (Du travail sous-qualifié de manufacture, du travail domestique, etc.), et que chaque partenaire anticipe cette probabilité de rupture avant terme dans ses comportements (le maître sait qu’il donne de son temps pour quelqu’un qui coûte cher au début et devient rentable au moment où il va partir, probablement avant le terme). Parallèlement, il y a d’autres façons d’apprendre d’un métier.

Dans le cadre des journées que Prato entend consacrer aux matériaux (du passé et du présent) des mondes du travail ou des questions méthodologiques que nous affrontons dans nos recherches, un atelier a été consacré en février à ceux qui permettent de reconstituer les carrières et les mobilités de travailleurs. Le matin, Sophie Pochic (CMH) a présenté ses recherches sur les carrières de cadres dans des multinationales en croisant entretiens biographiques et fichiers informatisés. La question consiste à identifier comment se construisent les carrières des dirigeants, entre diplôme initial et comportement professionnel. Dans cet espace, on trouve tout aussi bien le prix payé par ceux qui pensent mener leur mobilité à leur propre initiative ou ceux dont la famille est considérée comme un poids : des « freins » à l’accumulation du « potentiel ». Paul Costey présente son doctorat sur l’histoire de la Société Métallurgique de Normandie fondé sur l’exploitation d’un riche fichier du personnel. Sur les quatre-vingts ans étudiés, les logiques de parenté ouvrière apparaissent fortement jusque très loin dans le XXe siècle et ces « fronts de parenté », selon l’expression de Giovanni Levi, contribuent à conformer l’espace résidentiel.

Nous avons enfin voulu débattre de l’affirmation en France de la sociologie du travail. Lucie Tanguy est venue discuter avec nous de son livre récent sur ce thème. Sa démarche n’est pas simplement une sociologie historique de la sociologie mais elle se présente comme une véritable d’enquête d’histoire et de sociologie des sciences. Dès lors, la constitution de la sociologie du travail comme champ disciplinaire est étudiée à la fois du point de vue de l’engagement et de la participation des personnes et de celui de la confrontation institutionnelle par laquelle les personnes, la discipline et l’Etat se font. Ce faisant, on a pu voir aussi comment se distinguaient ou se fusionnaient les figures du sociologue, de l’expert, du gestionnaire, du manager, du syndicaliste ouvrier (ou non) et de l’intellectuel.

Programme de l’année:

*23/11: Mélanie Roussel (CURRAP, CNRS-Université d’Amiens), « La crise du travail sous la Grande Dépression : un chômage au pluriel » : à partir de sa thèse qui a porté sur les usines Saint Frères en Picardie et sur l’évolution du travail ouvrier en leur sein, au fil des fermetures et des réorganisations.

*21/12: Marlène Benquet (IRISSO, CNRS-Paris Dauphine) : « Les professionnels de l’obtention du travail salarié. Ethnographie des ressources humaines dans un groupe de grande distribution financiarisé ».

*18/1 Gabriele Pinna (CRESPPA-GTM), « Le rapport social de service dans l’hôtellerie haut de gamme : personnalisation ou ritualisation des interactions entre clients et salariés ? »

*22/2 : Les ateliers de Prato (9h30-17h00) sur les carrières et les mobilités. Interventions de Sophie Pochic (CMH) au sujet des recherches qu’elle a menées sur les carrières de cadres dans des multinationales croisant entretiens biographiques et fichiers informatisés, et Paul Costey (CMH) sur ses usages des sources permettant de retracer les mobilités des ouvriers sur une longue période à partir du marché local autour de la Société Métallurgique de Normandie (1910-1993).

*26/4 Claire Lemercier (CSO),  » Étudier l’apprentissage à Paris, 1840-1860. De la déconstruction des statistiques à la mesure des systèmes de valeurs ? »

* 21/6, (10h00-17h00), matinée avec Lucie Tanguy (CNRS, GTM), à propos de deux chapitres de son ouvrage La sociologie du travail en France. Enquête sur le travail des sociologues, 1950-1990, Paris, La Découverte, 2011. Après-midi avec Nicolas Hatzfeld (Université d’Evry, IDHE) sur une revisite des chaînes de Peugeot-Sochaux effectuée en septembre 2012.